Katalin HAVAS |
L'effet des changements politiques et économiques aux bibliotheques publics
Nos comptes rendus sont généralement basés sur
les analyses de la presse et sur les données de nos recherches scientifiques.
J'aimerais cependant les compléter par quelques exemples pris sur
le vif, dans la vie quotidienne des bibliothèques publiques.
J'ajouterai aussi quelques impressions personnelles de l'époque
que nous appelons communément ici en Europe Centrale, le «
changement de régime ».
Ce changement nous a obligés à réviser tout nos automatismes.
Toutes les données de l'offre et de la demande ont été,
d'un coup, modifiées.
Les conditions, mal élaborées, du marché ont dominé
la vie quotidienne, tandis que la mentalité de notre clientèle,
notre comportement, ainsi que les livres que l'on pouvait proposer, ont
fondamentalement changé.
Tout le système bibliothécaire a été ébranlé
dans ses fondements par le changement économique, par la métamorphose
des possibilités de financement, pour ne pas parler de la crise
économique générale du pays. Notre budget de simple
fonctionnement a été remis en cause.
Voici comment, il y a 8 ou 10 ans, nous renouvelions nos livres.
Il existait une Edition centralisée, surveillée et financée
par l'état. L'Edition essayait d'uniformiser le nombre de livres
édités d'une année sur l'autre, car c'était
son intérêt. Grâce à cette Edition centralisée,
le prix des livres était bas, le bibliothécaire ne risquait
pas de faire de mauvais choix, puisque, par définition, les livres
étaient « politiquement corrects ».
Un autre organisme, également centralisé, avait pour but
la fourniture des livres aux bibliothèques. Grâce à
une liste de références paraissant bi-mensuellement, les
bibliothécaires pouvaient faire leur commande, et, avec beaucoup
de chances, être livrés .....6 mois plus tard !...Une fois
la commande arrivée et après son enregistrement de routine,
les bouquins pouvaient gagner leur place dans les rayonnages: la littérature
en ordre strictement alphabétique, les ouvrages de références
selon un classement systématique.
Arrivaient les lecteurs. Entre eux et les livres, la bienveillante fermeté
des bibliothécaires. A l'époque, le bibliothécaire
intervenait dans tout: conviction politique, conception du monde en général.
Plus tard cette intervention se limitera à de simples questions
de gouts.
On essayait, individuellement ou à plusieurs, de faire traverser
la rue à un aveugle, même si celui-ci n'en avait aucune envie.
Nous débordions de bonne volonté, hautement aidés
en cela par l'Edition en générale. Aucune erreur possible
quant au choix des livres, le pire que l'on pouvait commettre étant
la suralimentation en livres dits« personne ne nous lira »
Notre première stupéfaction a été la constatation
du désintérêt total du lecteur vis à vis de
la majeure partie de nos livres. Il est, sans doute, possible de comparer
ce processus de désintérêt constaté dans les
bibliothèques à celui qu'on pouvait constater dans les librairies:
une faillite simple et quasi totale.
Notre situation financière désespérée a, paradoxalement,
été grandement améliorée par un appauvrissement
aussi rapide qu'efficace: pas même l'ombre d'une possibilité
d'achat inutile !... Inutile, également, de dire, que l'Edition
a offert, justement pendant ces 7 années de vaches maigres, un élargissement
considérable de choix...
Nous avons donc tenté de nouvelles expériences, dans le but
de renouveler les livres disponibles et d'en acquérir de nouveaux,
dont le genre et l'orientation seraient fondamentalement différents.
Nous avons créé des bibliothèques dites « familiales
». Les ouvrages spécialisés, n'ont plus été
insérés dans la classification décimale: nous avons
essayé d'orienter nos bibliothèques vers une solution, où
prédominaient les thèmes populaires, ceux-là même
que recherchait le public.
L'apparition soudaine d'un nouveau type de lecteurs nous a également
obligés à « personnaliser » nos bibliothèques.
Ce sont les laissés pour compte des librairies devenues chères,
les intellectuels appauvris, les amateurs de cassettes vidéo et
tout simplement ceux qui ne demandent qu'à être « sécurisés
»...
Nous avons toujours eu nos petits vieux, nos retraités éclopés,
nos malades, nos jeunes en vadrouille, mais, jamais comme aujourd'hui,
de drogués, de malfaiteurs potentiels, de chõmeurs et de sans
abris.
Effrayés, nous aurions préféré nous enfuir,
mais nous sommes restés, car, nous mis à part, peu d'organisations
pouvaient leur assurer un accueil aussi facile et évident.
Nous nous plaignions entre nous, tout en faisant le maximum pour que le
refuge, en quoi ils nous ont transformés, réponde à
leur besoin. Certes, nos plaintes et nos aversions sont justifiées,
mais elles ne modifient pas la réalité. Ces gens arrivent
sachant pertinemment qu'ils y trouveront un asile.
A quand une économie de marché « à visage humain
» pour nous débarrasser de cette charge ?
A l'époque où un livre mettait la bagatelle de 2-3 ans pour
sortir de presse, les 6 à 8 mois supplémentaires nécessaires
pour leur métamorphose en livre de bibliothèque, paraissaient
négligeables. Aujourd'hui, se procurer rapidement les livres est
vitale. Il n'est plus possible de temporiser l'intérêt soudain
des lecteurs. Le monopole de la Société de Fourniture de
Bibliothèques ayant vécu, c'est le système «
D » qui prévaut: nous achetons pêle-mêle sur les
tréteaux dans la rue, dans les librairies ou dans les passages souterrains.
Les bibliothécaires sont devenus complices du développement
du marché noir. Ceci n'est pas uniquement dû à la recherche
de la rapidité, mais aussi à des raisons bassement matérielles:
le bibliothécaire débrouillard doit découvrir des
sources avantageuses, des contacts directs avec les grossistes et d'éventuelles
promotions. Bref, il doit faire des choses pour lesquelles il n'est pas
qualifié.
La fonction première de la bibliothèque a également
changé entre-temps.
Autrefois, les bibliothèques étaient une source pour le travail
de l'écolier, ou permettaient d'accéder au loisir de la lecture.
Aujourd'hui elles sont devenues des bases d'informations, permettant de
naviguer dans les méandres de la vie quotidienne. Nous nous sommes
en effet rendus compte depuis le début des années '80, du
manque total d'organismes d'informations au service du grand public.
Nous avons donc, petit à petit, créé à l'intérieur
du réseau des bibliothèques, des centres, où ces renseignements
sont devenus accessibles à tous.
Les bibliothèques ont accepté la location de cassettes
vidéo, plutõt pour des raisons bassement matérielles,
que par souci de diversification. Ceci nous a néanmoins permis de
faire connaissance avec des couches sociales fondamentalement différentes.
(Je remarque entre parenthèses, qu'il faudrait libérer les
bibliothèques du poids de l'obligation de faire recette. L'exemple
de la location de cassettes vidéo montre à quel point le
métier et l'enthousiasme professionnel des bibliothécaires
est détourné de son objectif premier dans l'obligation de
faire de l'argent.
Dans des pays plus heureux, la vidéo est l'un des médias
porteurs de connaissances, sa location est gratuite, ou très bon
marché et le bénéfice est, généralement,
utilisée pour le renouvellement ou pour l'augmentation des stocks.
Parallèlement à tout cela, ces 5 dernières années
correspondent à une période de profond changement de l'enseignement.
Les écoles religieuses, ainsi que les écoles de fondations
diverses, ont fait leur réapparition avec leur spécificité
et exigences propres concernant les livres scolaires. La libération
spirituelle de l'enseignement supérieur a également vu le
jour.
Des propositions de formations à des métiers très
lucratifs sont apparues à presque tous les niveaux de l'enseignement.
Nombreux sont les cours qui proposent des diplõmes des plus alléchants.
Ils visent de la sorte le camp des parents solvables et prêts à
tous les sacrifices pour voir leur enfants muni d'un travail, au lieu d'augmenter
le nombre des chõmeurs.
Des douzaines de cours privés proposent la formation de «
managers », ou de spécialistes de l'informatique, ainsi que
l'enseignement de métiers existants ou imaginaires.
Seul un bibliothécaire d'information d'une bibliothèque publique
peut avoir une idée de la diversité fantastique de la littérature
obligatoire et conseillée dans les établissements scolaires.
Un lycée tant soit peu conscient de sa réputation peut créer
une situation de compétition permanente: les concours et les compétitions
sont légions. Les élèves y participent et y mettent
tout leur coeur. Ces événements sont tous demandeurs de livres.
Sans parler des examens d'entrées. Chaque faculté publie
une liste des ouvrages indispensables pour la préparation des examens.
Ce n'est pas tout. Poussés par leur sens euphorique de la liberté,
les enseignants eux-mêmes y ajoutent des leurs, sous forme de lectures
conseillées, puisées dans les grandes classiques des domaines
concernés.
Tout ceci se passe au moment historique, où l'Edition travaille
à l'aveuglette. Quelques-uns, quelque part, imaginent ce dont le
lecteur a besoin. Il arrive de temps à autre, que quelques-uns quelque
part, n'ont pas forcément tort.
Seul les bibliothécaires seraient capable de définir le réel
besoin, mais personne ne le leur demande. Même si, aujourd'hui, en
Hongrie, nous ne faisions des recherches que dans les domaines de la sociologie,
des arts, et des sciences appliquées apportant des connaissances
générales pratiques, nous pourrions communiquer les titres
de plusieurs centaines de livres, pouvant, à coup sûr, satisfaire
les besoins de ceux qui veulent pousser leurs études plus loin.
Conséquence directe, nous pourrions également garantir à
l'éditeur, l'achat par les bibliothèques de 3 à 5
mille livres, pouvant générer un bénéfice non
négligeable même par les temps qui courent. Je n'évoque
que la réédition des ouvrages épuisés. Et où
sont encore les notions manquantes, qui dans le domaine de certaines sciences,
notamment en sociologie, n'existent même pas encore, et dont la spécification,
la traduction et l'édition devraient être le fruit d'une coopération
entre enseignants et bibliothécaires ?
La pénurie de livres est inimaginable. Nos salles sont archi-combles
du matin au soir: nous ne pouvons pas enseigner et informer, que par de
gentilles futilités, à la place de prestations concrètes.
Depuis quelques temps, nous avons une nouvelle race de lecteur: la cinquantaine,
occupée jusqu'à présent à user de toutes les
ficelles pour arrondir les fins du mois. Par conséquent n'ayant
pas eu le temps de fréquenter les bibliothèques.
Notre joie est immense, mais hélas trop précoce. Ils ne viennent
malheureusement pas pour eux mêmes, mais sont des « lecteurs
par procuration »: Ils viennent pour piocher les informations relatives
aux lectures, que nous appelons en Hongrie d'une manière très
aride « obligatoires ». Ce sont eux qui fouinent dans les bibliothèques
et dans les librairies, pour l'enfant qui n'a pas le temps, et parce qu'aujourd'hui,
trouver un livre est toute une expédition. Vous pouvez imaginer
leur désarroi, quand, dans le meilleur des cas, nous leur proposons
une consultation in situ pour un enfant absent...
Les bibliothèques ne font pas de lobby et ne disposent pas de personnalités
médiatiques ou médiatisées: notre voix est, donc,
misérablement imperceptible...Nous sommes pourtant intimement persuadés,
que, sans le fonctionnement convenable des bibliothèques, c'est
l'enseignement, l'industrie du livre et par conséquent l'économie
générale qui en souffrent.
Sans bibliothèques, ces espaces tapissés de livres et de
documents, créant une atmosphère de sauvegarde des valeurs
écrites constamment disponibles, l'équilibre mental et la
conscience de la société pourrait également en souffrir,
car ces espaces combattent l'amnésie