Katalin HAVAS |
La bibliotheque publique et l'informatisation, ou comment un lapin de garenne se sentirait sur l'autoroute?
L'allusion au lapin de garenne égaré sur l'autoroute n'est
pas fortuite: je me sens perdue et decouragée lorsque j'essaie de
formuler certaines idées du point de vue d'une bibliothécaire.
Pour commencer, la profondeur philosophique de la question m'effraie, dans
la mesure ou je reussis á formuler du tout.
Je ne suis pas sur, que nous savons tout ce qui nous arrive. Et ici le
"nous" comprend non seulement la communauté de la bibliotheque
mais encore le monde entier et notre vie intime. Quand je pense á
la présence á la fois desirée et crainte des machines,
se materialisent devant mes yeux.... mes enfants. Mon fils et ma fille,
qui les utilisent pour leur travail de traducteur, et de medecin. Je vois
les plus petits pour qui la programmation n'est qu'un simple sujet scolaire
(on dirait qu'ils ont recu cela avec le lait maternel, mais sur ce chapitre
je me sens completément innocente).
Mais ce qui me donne le plus a réfléchir, c'est lorsque je
vois arriver mon petit-fils au retour de l'école maternel il s'installe
devant se machine et je ne vois desormais plus que sa nuque. Je crains
de n'etre autorisée a voir son visage que de plus en plus rarement.
Voila pourquoi il s'agit de question philosphique. Comme cette autre: avec
une machine contenant toutes les informations et des utilisateurs familiers
de cette machine, aura-t-on encore besoin d'une bibliotheque et d'un bibliothécaire?
Avons-nous affaire a un monde tout a fait nouveau, ou peut-on avoir - tout
au moins ceux qui fouillent le passé - une impression de déja
vu? Je pense que oui, puisque la "société de l'information"
ne date pas d'hier. Il n'y a que les dimensions qui changent. Les premiers
signaux de fumée de l'homme préhistorique n'était
autre que la premiére "émission" d'Internet. Quelqu'un
quelque part, a envoyé un message a quelqu'un qui pouvait le décoder.
Toute la différence est qu'aujourd'hui ce ne sont pas des hordes
de 20 ou 30 personnes qu'on essaie d'informer des choses importantes mais
n'importe lequel des 5 milliards des habitants du globe, ou qu'il soit.
Ensuite, se sont formées les communautés des villages, des
villes, et la communication s'est developpée avec l'apparition de
l'écriture, avec tout ce que cela entrainait. Mais il y reste un
probleme completement différent: comment les générations
ont-elles "vécu" des évolutions parfois trés
rapides, quelle était l'influence sur leur moral de ces changements
rapides? Il est troublant de faire partie d'un réel boulversement.
Ce qui me dépasse et m'émerveille, c'est l'apparition d'Internet.
Je commence a peine de l'entrevoir, mais je sens qu'il y a lá quelque
chose de tout á fait inhabituel pour notre génération
gavée de régles, de contraintes et d'interdits.
Ceux qui ont vécu a l'époque ou l'unique machine a écrire
de la biblotheque a du etre enfermée sous clef a l'approche des
fetes nationales - elle aurait pu servir d'écrire des tracts ou
encore, pas plus tard qu'au milieux années 80, ou la premiere photocopieuse
était enfermée le soir venu - ce sont ceux-lá qui
apprecient vraiment des nouvelles machines. Ceux qui ne pouvaient voir
les films interdits que si leurs amis les avaient invité a un club
fermé, ceux qui ont du remettre, par exemple, les exémplaires
de "La Plaisanterie" de Milan Kundera au chauffeur qui les a
tout de suite amené au pilon... ceux-la peuvent vraiment se réjouir
d'Internet et de la circulation libre des opinions et des idées.
Mais ces interdits nous avaient protegé aussi de quelque chose.
Il est peut-etre instructif, la facon dont j'ai la premiere fois, rencontré
Internet. On m'a remis un manuscrit francais pour étre déposé
á la bibliotheque: "Il est arrivé par Internet".
C'était le livre écrit par le médecin de Mitterrand,
dont la publication était interdit pour des raisons des droits de
la personne. Qu'aurait dit Savonarola, ou les maitres des buchers et les
censeurs, qu'aurait dit György Aczél lui-meme, si leurs interdits
avaient été ignoré de la sorte par une génération
possédant de tels moyens? Je ne peux répondre á cette
question. Quand est-ce que le systeme juridique, l'éthique, de cette
nouvelle mode de communication se formeront-ils-si jamais ils se formeront-
puisque n'importe qui envoie n'importe quoi.
On devine que dans l'effondrement des dictatures de l'Europe de l'Est les
emissions de télévisions occidentales ont joué un
grand role. Elles nous apportaient des images d'une toute autre qualité
de vie, d'un tout autre systeme de valeurs que ceux filtrés par
les télés des démocraties populaires.
Mais peut-on deviner, prévoir tout ce que va boulverser la circulation
libre, dans l'espace virtuel, des opinions, dogmes, philosophies, idées
et provocations? On était enclins a croire que dans notre région
c'étaient les changements politiques qui ont causé les incertitudes
l'ébraulement des existences, les boulversements des institutions.
Mais il faut chercher les causes des changements et des surprises a des
niveaux plus profonds que la politique. Le monde des machines se mue a
un monde des ordinateurs avec une force tellurique. A la place de la production
en masse s'érige "l'individualisation en masse", car l'ordinateur
a rendu possible la mise en pratique de la philosophie "n'importe
quand, n'importe ou, á n'importe qui n'importe quoi." Cette
révolution informatique a enterré les systemes de type soviétique
qui , au temps de la production en masse, tenaient, vaille que vaille,
le coup. La force de l'information a condamné á mort non
seulement les techniques traditionelles mais aussi la traditionnel mode
de penser de vie, une certaine culture de travail.
En réfléchissant de tout cela le bibliothécaire en
moi est profondément touché, car l'énorme différence
entre l'accessibilité de par la machine et l'offre traditionnelle
est tres sensible, déja maintenant, aux premieres heurs de l'apparition
des réseaux. Naturellement, tout va changer, tout va rentrer dans
l'odre lorsque ces machines seront présentes dans toutes les bibliotheques
et on aura la possibilité de parcourir les réseaux a volonté.
Mais les bibliotheques publiques sont encore trés loin de toutes
les possibilités. Est-ce un hasard? Je pense l'industrie du hardware
a la recherche d'un marché étendu évite les lieux
ou une machine peut utilisé par plusieurs personnes. L'interet mercantile
impose le principe: "une machine, un utilisateur" ce qui est
en contradiction avec le caractere ouvert, public, démocratique
d'une bibliotheque les fabricants de machines bombardent surtout les institutions
d'enseignements avec des modeles sans cesse renouvelés: pourquois?
Est-ce par l'intermédiaiére des enfants qu'ils cherchent
á accutumer les familles, les adultes, les utilisateurs potentiels?
N'est-il pas á craindre que le contact le plus chaleureux, le plus
intime s'établit entre le professeur specialisé en informatique
au détriment des autres prof, des parents, qui s'en trouvent peu
á peu exclus? Peut-étre pas définitevement, mais en
tout cas en perdant beaucoup de temps.
Probleme apparemment lointain, mais pour moi le mythe de l'ordinateur est
la cause - une des causes- de ce que presque la totalité des subventions,
de l'argent alloué aux bibliotheques est dépensée
á l'achat de machines. Et cela produit un curieux phénomene:
les étudiants des universités et éciles supérieurs,
tout en disposant d'une vaste bibliotheques classiques pour leur documentation
classique, c'est a dire leurs lectures obligatoires. Un curieux phénomene,
en effet: plus grande est le parc des machines d'une bibliotheque, et moins
d'argent elle peut consacrer aux documents traditionels; inversément,
moins il y a de machines plus d'attention est consacrée aux livres,
aux périodiques. Jamais assez, hélas...
Pendant que les machines s'interconnect, les relations traditionelles entre
les institutions traditionelles dépérissent. Les bibliotheques,
isolées l'une de l'autre, non exemptes d'intérets divergeants,
luttent contre vent et marée: d'un part il y a le déferlement
de documents, d'informations, d'une autre la masse jamais vue d'utilisateurs.
Et ces utilisateurs ne sont pas interessée par les caractéristiques
ou spécificités de la bibliotheque; si elle est "national"
ou "municipal", ils veulent l'utiliser comme une simple bibliotheque
scolaire. Et justement, ces bibliotheque sont presque totalement dépourvues
de machines, avec leur immenses masse de données et les possibilités
du réseau. En Hongrie, pour instant, les bibliotheques publiques,
elles aussi, visent la multiplicité des programmes plutot que l'exactitude
de utilisation.
Le manque d'argent n'excluepas le gaspillage et le parc de machines est
tres réduit. En province il y a déja des bibliotheques bien
équipées, comme par exemple la bibliotheque départimentale
á Kecskemét, ouverte il y a trois mois. Mais la capitale
est pour l'instant a la derniere place. Ici le réseau urbain n'a
jamais recu un forint de crédit "ciblé" pour l'achat
de machines; ici on n'a pas acces a Internet, les lecteurs n'ont pas la
possibilité d'utiliser les machines pour le traitement de texte,
et les catalogues ne sont entrés en machine que dans les plus grands
bibliotheques spécialisées.
De coup, deux catégories bien distinctes et séparées
se sont formées en Hongrie: Institutions d'enseignement supérieur
et bibliotheque.
Notre situation n'est toutefois pas impossible, mais nos barrieres sont
nombreuses. On n'a pas encore reussi á créer un systeme de
bibliotheques vraiement integré, bien que le travail soit en court
apres notre argent. A l'aide des machines á notre disposition -
á la disposition de nos lecteurs - on peut savoir d'un livre qu'il
exist, mais non s'il trouve dans la bibliotheque. Les recherches dans les
banques de données sont limitées par le manque de fonds:
ni la bibliotheque ni le lecteur n'est pas en mesure de payer le temps
machine exigé par L'Agence Central Hongrois. Il se produit alors
une situation bizarre: on est devant la machine qui n'est meme pas mise
en marche, on sait que la réponse á la question que l'on
se pose est bien dedans, mais le mystere rest entiere car le mot magique
"Sésame ouvre-toi" coute de l'argent.
Pour la jeun generation qui vient aux bibliotheque il est tout á
fait naturel de ne vouloir utiliser que les machines, mais quand ils formulent
leurs questions on sent le gouffre entre professeur et éleve. La
micro-electronique divise la societé, le long des memes lignes que
la démographie. Il arrive, pour la premiere fois, que les "vieux"
sont incapables d'apprendre des jeunes. La majorité écrasante
des professeurs ne roule pas encore sur strada informatique, ils cherchent
désépérement la rue pietonniere ou, a la rigueur,
la pisté cyclable, pendant que son éleve voudrait foncer,
sinon dans une Jaguar, au moins dans une Lada. Ce qu'ils ont, les jeunes,
dans le sang déja, est pour nous "intermédiaires"-
proffesseurs et bibliothécaires, est encore un secret indéchiffrable.
La transmission du savoir est encore basée sur des documents traditionnels.
Le livre et le périodique resteront des porteurs actifs et indispensables
média de la connaissance. Il est vrai cependant qu'on décele
ici aussi un phénomene inquiétant. Je m'éloigne du
monde des machines par ce que je vais dire, mais peut-etre pourra-t-on
découvrir un rapport ne serrait - ce que lointain.
Il y a des universités, des écoles supérieurs nouveaux,
des cours payants et cours de perfectionnement post-graduel pratiquement
sans bibliotheque. Une bonne partie des professeurs ne connait pas la litérature
specialisée nouvellement éditée n'ayant pas les moyens
pour l'acheter. Il y a meme des domaines de la science ou les nouvelles
publications sont rares, on est donc obbligé de recourir aux anciennes
sources. Mais la les bibliotheques ont des limitations qui sont incompatibles
avec la nouvelle vision du monde. Car les jeunes, habitués par ailleurs,
dans ler vie privée, dans leur jeux, en utilisant leurs machines,
a une rapidité extraordinaire et á un choix quasiment sans
limites, ces jeunes sont éberlué par le mauvais fonctionnement
et de l'impuissance des bibliotheques et des professeurs. Ils sont impatients
car ils payent pour l'enseignement, payent pour la bibbliotheque. Ils sont
impetients car ils n'arrivent pas a accomplir leur devoir qu'ils ne se
sont meme pas assignés, mais que leur imposent les réalités,
par l'intermédiaire de leurs parents. Se peut-il que ce sera cett
impatience qui fera explorer le galaxis Gutenberg?
L'appareillage assurant la transmission de informations et le transfert
des messages est la; les possibilités sont données, les limitations
politiques se sont effoudrées. Il n'y a plus que la pauvreté
qui bloque la circulation libre. Quelle révolution technique va
oter ces barrieres, aujourd'hui tres réeller?
Il serait bon si quelque chose limitait les intérets commerciaux,
et les utilisateurs pouvaitent rencontrer la transmission des informations
dans les bibliotheques publiques, accessibles á tous, entourés
des documents traditionnels et du bibliothecaire et non seulement chez
eux, tout seuls, ou a leur lieu du travail. Peut- étre, alors, cette
vision d'un homme solitaire tournant son dos au monde ne serait pas aussi
effrayant. Je sais que la nouveauté a toujours effrayé les
gardiens des traditions, les orthodoxes, mais qu'il y a toujours en quelque
chose pour alléger leurs craintes et démentir leurs sombres
prédictions. Et je garde l'espoir, moi aussi, que les machines vont
faire naitre une vraie liberté; et aussi que nous saurons user de
cette liberté sans en abuser.
Au moyen age on avait l'habitude d'attacher les livres et manuscrits de
valeur par des chaines de peur qu'on les vole, pour en assurer l'acces
aux privilégiés. De nos jours, personne ne peut voler l'information,
le savoir. Mais la chaine est restée; seulement on l'appelle un
cable, et il ne retient pas l'ouvrage, mais l'usager...