Guy Pélachaud |
Réseaux, édition électronique, bibliothèque virtuelle et réalités
En matière de communication écrite dans le domaine de l'information scientifique et technique, les pays d'Europe centrale comme les pays industrialisés occidentaux sont concernés par des mutations de même nature.
1. Les changements politiques et institutionnels que ces pays ont connu,
ont eu lieu, dans le cadre d'une mondialisation et d'une globalisation
de la production et des échanges dominés par l'économie
libérale.
2. Ces changements s'inscrivent, certains même avancent l'hypothèse
qu'ils découlent, de la révolution technologique caractérisée
par l'informatique, les réseaux et les multimédias qui sont
en train de modeler nos modes de vie et nos sociétés.
Les actuelles péripéties concernant la mise en oeuvre
du niveau système d'exploitation de Microsoft offrant la possibilité
de brancher sur un réseau international, tout micro-ordinateur qui
en sera équipé illustre la nature et l'importance des enjeux.
Le tout s'est accompagné d'un flot de commentaires dont l'intérêt,
est de montrer que la maîtrise de l'écrit dont la mort était
prophétisée est devenue l'un des enjeux du XXI ème
siècle.
Notre propos sera volontairement schématique car il s'inscrit dans
le cadre d'une démarche de longue haleine et surtout il est destiné
à suggérer une pratique que l'on pourrait collectivement
mettre en oeuvre.
La démarche dominante reste celle de l'offre technologique. Dans le meilleur des cas on cherche à satisfaire les usagers en leur offrant un service de meilleure qualité, l'adaptation aux besoins du marché étant le critère décisif. Deuxième constatation: les propos relatifs aux hypermédias et au cyberespace sont l'occasion de multiples développements consacrés à l'écrit et aux bibliothèques bien au-delà du monde des spécialistes. On peut les classer en trois catégories.
Les utopistes
Dans la catégorie des utopistes on trouve les commentateurs qui
sont critiques à l'égard de l'écriture et de l'imprimé
et dithyrambique lorsqu'il s'agit de l'écrit électronique.
Pour les uns, l'écriture a permis un surcroît d'efficacité
de la communication et de l'organisation des sociétés mais
ce fut au prix d'une division des sociétés entre «
une machine bureaucratique de traitement de l'information fonctionnant
à l'écriture d'un coté, et des personnes « administrées
» de l'autre »1...
Pour d'autres, du fait de la longueur et de la lenteur de son cycle de
production du coût de son édition, de sa distribution et de
son stockage, de la pauvreté de son traitement documentaire, la
difficulté de son usage informatif ou didactique, l'écrit
imprimé comme la radio et la T.V. souffre d'une tare génétique:
son système de production et de diffusion ne supporte pas, au niveau
requis, l'intense interactivité exigée par le débat
scientifique et l'appropriation des connaissances2.
Ce n'est pas le livre qui s'en va, c'est un système culturel qui
se délite, affirme un troisième3.
Les pragmatiques
Pour les pragmatiques, désormais, tout à un prix, tout se transforme en objet marchand: l'éducation, la culture, l'art, la création, jusqu'au bonheur. Le rêve est devenu une marchandise achetée, vendue, conservée et restituée à volonté. Les saltimbanques et les gladiateurs, les stars du show biz et du sport sont mieux payés que les capitaines d'industrie, ils sont plus écoutés que les politiciens et les intellectuels, Coluche a remplacé Jean-Paul Sartre4.
Les inquiets
Parmi les inquiets on trouve les ardents défenseurs du Livre
et de la Lecture: « La télévision convoque les gens
en troupeaux et les anesthésie à force d'émotions
inexpliquées. Le livre, lui, fait de moi un seigneur unique et rebelle:
je fais attendre Platon, là-haut, sur son étagère
; et je lui tiens tête, si ça me chante.»5.
Comment peut-on admettre, dans une société comme la nõtre
qu'une proportion non négligeable de jeunes sortant du primaire
ne sachent pas lire ? « A l'heure de la déferlante annoncée
du multimédia, Gutenberg et la maîtrise de la lecture ne sont-ils
pas voués à la gloire posthume qui est celle des dinosaures
aujourd'hui ? » s'interroge l'éditorialiste d'un grand quotidien
économique qui ajoute multimédia ou pas, le peuple de paysans
que nous sommes devrait savoir que sans terrain bien préparé
on ne saurait faire éclore de bonne culture pour assurer sa survie6.
Tous s'accordent sur l'importance des mutations
Quelle que soit la nature de leur discours, tous sont d'accord pour
reconnaître que l'évolution en cours converge vers la constitution
d'un nouveau milieu de communication, de pensée, et de travail pour
les sociétés humaines. Il est urgent de fonder le lien social
sur le rapport au savoir et l'échange généralisé
de l'expérience individuelle écrit en substance Pierre Lévy
qui ajoute:
« Constituer l'Espace du savoir, ce serait notamment se doter
des instruments institutionnels, techniques et conceptuels pour rendre
l'information « navigable ».
Mais la réalité n'est pas toujours conforme à ces discours
Ainsi, l'informatisation des bibliothèques et les OPAC s'ils
représentent un progrès indéniable dans la gestion
et dans la recherche bibliographique n'ont pas engendré de mutations
fondamentales en matière d'écriture et de lecture.
Par ailleurs, ceux qui théorisent sur l'accès à la
culture pour tous, partout et toujours le font en général
dans des ouvrages qui coûtent chers et qui sont destinés à
des spécialistes et pour comble, sur la couverture de ces ouvrages
on trouve une étiquette: « Danger, le photocopillage tue
le livre ».
Quant aux succès limité des banques d'informations. Ce n'est
pas seulement leur manque de qualité qui est en cause mais leur
conception même. En effet, l'essentiel n'est pas d'avoir accès
à une accumulation d'information, mais d'obtenir l'information pertinente,
à l'endroit où l'on se trouve, quand on en a besoin.
Faire de la Bibliologie, l'une des sciences du XXI ème siècle
Tous ces discours même lorsqu'ils prennent le contre-pied du fameux
« Le médium, c'est le message » sont profondément
marqués par le déterminisme technologique. Quand ils abordent
la dimension économique, institutionnelle et culturelle des mutations
en cours, ils le font à travers des jugements moraux et des discours
idéologiques. Le Verbe et l'Écrit continuent, comme à
travers les siècles, à déchaîner les passions.
Raison de plus pour faire de la Bibliologie, science de la communication
écrite, l'une des sciences permettant de comprendre et d'agir dans
les conditions du XXI ème siècle. Cela suppose en tout premier
lieu une analyse des transformations en cours du système général
de la communication écrite.
Les transformations du système général de la communication écrite
Ces transformations concernent à la fois la nature du médium,
la qualité et le rõle des agents qui interviennent au niveau
des différents sous-systèmes de production, de distribution
de conservation. Elles affectent également la structure des différents
sous-systèmes et leurs relations entre eux.
En réalité, l'essentiel n'est pas l'automatisation des processus
de production et des systèmes de gestion mais la dématérialisation
de l'information. Celle-ci n'est pas seulement caractérisée
par le rõle croissant des logiciels, des services et des multimédias
elle résulte surtout des possibilités offertes par la digitalisation
qui engendre deux conséquences fondamentales:
1. La trace des écrits, des images et des sons est dissociée
de son support.
2. Les flots de bits qui en résultent peuvent être transportés,
toutes proportions gardées, comme l'eau, le gaz et l'électricité
et être soumis aux transformations que l'on fait subir à l'énergie.
Maîtriser le temps, l'espace
Le recours à l'écrit a été analysé
comme un procédé permettant de traverser le temps et l'espace.
Dans le prolongement de cette constatation, l'illusion selon laquelle les
technologies modernes comme le courrier électronique, la vidéotransmission
peuvent faire table rase des contraintes de l'espace et du temps est fort
répandue. Mais l'expérience des firmes multinationales confrontées
concrètement à ces pratiques montre de façon paradoxale
que la multiplication des liaisons électroniques dans l'entreprise
pourrait donner plus de poids encore aux relations humaines.
Dans le même ordre d'idée, il apparaît que la diffusion
en temps réel n'occupera qu'une très petite place. Certains
même vont jusqu'à imaginer, au vu des progrès de la
technologie que la T.V. et la radio de l'avenir seront, pour l'essentiel,
livrées de manière asynchrone.
La mémoire et la transmission des savoirs
L'invention de l'écriture puis de l'imprimé et la démultiplication des institutions de la mémoire a grandement favorisé la transmission des expériences individuelles et collectives des savoirs et des savoirs-faire. Mais les études historiques et l'expérience montrent que les techniques et les dispositifs aussi sophistiqués soient-ils sont loin d'avoir les qualités qu'on leur prête généralement. Ainsi, chacun peut constater que les banques de données ne sont pas exhaustives.
Conséquences au niveau du système général de la communication écrite
1. Entre l'information de type scientifique et technique et les données de gestion qui relevaient jusqu'ici de domaines distincts qui s'ignoraient, les frontières deviennent de plus en plus tenues d'autant plus qu'un grand nombre de domaines scientifiques font appel à la gestion collective de base de données. Il en résulte, comme l'a consulté l'Institut de l'Information scientifique de Philadelphie qu'en 1994, 37 articles de la presse médicale ont été signés par plus de 100 auteurs chacun. Ce phénomène récent que l'on constate également dans le domaine de la physique est dû au fait qu'aujourd'hui la recherche fondamentale fait appel de plus en plus à des matériels lourds accessibles par les réseaux et gérant des bases de données et des logiciels d'analyse et de simulation utilisés dans le cadre d'une coopération sur une vaste échelle comme cette enquête clinique en cours sur la santé des femmes qui va concerner 160 000 patientes réparties dans 40 centres.
2. Les relations entre l'écrit et les autres langages tendent à s'imbriquer de façon de plus en plus complexes:
3. Les réseaux électroniques vont contribuer à renforcer les communautés scientifiques conviviales et les collèges invisibles du type de ceux qui existaient déjà au XVI et XVII ème siècle et qui ont débouché sur le mouvement des Encyclopédistes.
Outre la tendance au renouvellement des écrits collectifs, le
recours à l'information sur l'information tend à franchir
une nouvelle étape.
Avec Naudé, au début du XVII ème siècle, la
bibliographie était devenue l'instrument privilégié
de la connaissance critique et la bibliothèque le lieu où
la philosophie politique pouvait prendre ses distances à l'égard
du pouvoir souverain et des textes sacrés.
La mutation engendrée par les réseaux et l'émergence de nouveaux acteurs
En octobre 1994, Internet comprenait 45 000 réseaux. On comptait
plus de 4 millions d'ordinateurs hõtes (avec une croissance de 20%
par trimestre). Au rythme actuel, en l'an 2000, il devrait y avoir 1 milliard
de gens connectés. Cette estimation se fonde en partie sur le fait
que la plus forte croissance (en pourcentage) de la population d'utilisateurs
de l'Internet dans le dernier trimestre 1994 était enregistré
en Argentine, en Iran, au Pérou, en Égypte, aux Philippines,
dans la Fédération de Russie, en Slovénie et en Indonésie.
Internet, fin 94, n'est plus exclusivement américain. Près
de 35% des hõtes se trouvent dans le reste du monde et c'est cette
population qui croît le plus vite. En réalité une course
de vitesse est engagée l'enjeu est la maîtrise des sources
d'imagination, des connaissances et de la mémoire.
Propositions
L'accélération de la technologie et les énormes
besoins qui résultent de leur nécessaire adaptation vont
engendrer un développement considérable de l'ingénierie
culturelle et sociale.
Dans le domaine des sciences de l'information et de la communication, les
chercheurs se trouvent confrontés aux réflexions compétentes
et pertinentes des experts (journalistes spécialisés, informaticiens,
spécialistes des réseaux, gestionnaires, etc.). Ils subissent,
par ailleurs, la pression sociale qui poussent à privilégier
dans ce domaine comme dans les autres la recherche appliquée au
détriment de la recherche fondamentale.
1LEVY, Pierre, L'intelligence collective.
Pour une anthropologie du cyberespace. Éditions la Découverte,
Sciences et Société. Paris, 1994. Page 15.
2DUCASSE Roland, « De la galaxie
de Gutenberg au Campus virtuel », Universités, magazine
de l'agence francophone pour l'enseignement supérieur er la recherche,
AUPELF-UREF.
3PIAULT, Fabrice, « Le livre: la
fin d'un règne », Stock, coll. « Au vif »,
264 p.
4GOLFINGER, Charles, L'utile et le futile.
L'économie de l'immatériel. Éditions Odile Jacob.
Paris 1994.
5POIROT-DELPECH, Bertrand, Le Monde, 13/10/93.
6FAVILLA, Les Échos des 25/10 et
24/11/93.